Trophime Denissovitch Lyssenko (1898-1976) est un généticien soviétique. Il s’est fait connaître par des travaux sur la théorie de la vernalisation montrant le rôle des températures basses dans la renaissance de certaines plantes. Il en déduit une conception discutable de la génétique, s’opposant systématiquement et brutalement à ceux de ses collègues qui critiquent ses travaux : pour lui, il y a une science prolétarienne fondée sur le matérialisme dialectique, c’est la seule valable, face à la science bourgeoise liée à l’essor du capitalisme. Appuyé par Staline, il brise la carrière de ses adversaires et son influence perdure même quand il s’avère qu’il va trop loin dans les critiques portées à ses collègues. Il ne sera écarté de la direction des recherches sur l’hérédité qu’en 1965 ; il est le symbole du “scientifiquement correct”, proche parent du politiquement correct.
L’ouvrage de M. Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer (Fayard), sous-titré “sur la guerre et l’Etat colonial”, analyse pour l’essentiel ce que fut la conquête de l’Algérie après l’expédition de 1830, conquête qu’il attribue à la volonté de Charles X et du gouvernement du Prince de Polignac de chercher un dérivatif à leurs difficultés politiques intérieures. La conquête s’effectue différemment selon les périodes, ce que M. Le Cour Grandmaison - qui n’est pas historien, mais philosophe et politologue - ne met pas en avant.
Son livre est divisé en cinq chapitres centrés sur le problème racial, les violences de la guerre, les violences de la colonisation, enfin sur une étude curieuse intitulée la “coloniale” contre la “sociale”. Non historien, il se refuse à l’enfermement chronologique”, comme il le dit lui-même dans son introduction, ce qui l’entraîne à toute une série d’anachronismes.
M. Le Cour Grandmaison, en étudiant la conquête, met d’abord en avant le problème racial. Il en oublie l’aspect essentiel, la lutte contre la course barbaresque, qui, par le rapt de populations chrétiennes revendues comme esclaves, fait la fortune de la régence d’Alger. Au XVIIe siècle, quand, après une course, il y a trop d’esclaves, on les rejette à la mer... (Selon B. Bennassar, au milieu du XVIIIe siècle, il a près de 25.000 esclaves chrétiens dans la régence d’Alger.) Il néglige, d’ailleurs, à cet égard, un élément : à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, pour éviter le plus possible la chasse algérienne aux esclaves, les Etats de Méditerranée occidentale, Espagne, France, Piémont-Sardaigne et Royaume des Deux-Siciles, paient tribut à Alger ; mais cela ne fait que freiner la course. Quoi que puisse penser M. Le Cour Grandmaison, les “accusations” de Cyrano de Bergerac, Molière, Furetière, plus tard de Buffon, ne sont malheureusement pas inexactes. C’est ainsi qu’au lendemain du traité d’Amiens (1802) le Premier Consul envisage une expédition franco-britannique contre les Barbaresques. Il précise ainsi sa pensée :
“L’insolence des puissances barbaresques a excité le courroux de l’Angleterre, en même temps que celui de la France. Une escadre partie de Toulon et une autre d’Angleterre vont d’abord humilier, en attendant mieux, le dey d’Alger et ses féroces satellites. Mais c’est surtout à la France qu’il appartient de les régenter : qu’elle apprenne à ces barbares... qu’il est des droits sacrés qu’ils doivent respecter...” Bonaparte ajoute : “Tout le peuple libre et fier qui habite les montagnes de l’Atlas (les Berbères) attend avec impatience qu’on les délivre du joug des Maures. Les juifs et les étrangers nombreux qui habitent les cités attendent de même de secouer le joug.”
De 1830 à 1835, la Monarchie de Juillet se contente d’occuper quelques ports, outre Alger, Oran, Bougie et Bône. Les émirs qui contrôlent l’arrière-pays acceptent mal cette présence française ; habitués à une large autonomie du temps de la régence turque, ils craignent une administration plus stricte. De 1835 à 1840, on cherche surtout à négocier avec eux, quitte à élargir la zone française (prise de Constantine en 1837). Ce sera le traité de la Tafna signé avec Abd El-Kader cette même année. Celui-ci est alors en train de constituer un embryon d’Etat algérien indépendant de Constantinople. Mais un conflit s’engage très vite, en raison des ambitions opposées de la France et d’Abd El-Kader.
A juste titre, M. Le Cour Grandmaison souligne combien cette guerre, qui s’engage et va durer dix ans, a été terrible. M. Le Cour Grandmaison accuse l’armée d’utiliser des méthodes barbares ; c’est une guerre de conquête, mais ce n’est pas une guerre traditionnelle opposant face à face deux armées sur le champ de bataille. L’auteur nous présente à l’envi les exactions françaises : elles sont incontestables et les discours de Lamartine devant la Chambre des députés (que l’auteur ne cesse d’appeler Assemblée nationale !) sont malheureusement d’une clarté limpide. Mais il y a aussi les exactions des indigènes, dont il n’est jamais parlé, et qui expliquent, sans les excuser, le comportement de l’armée française. Il suffit de penser au sort des victimes arabes de Melouza en 1955, aux horreurs algéro-algériennes depuis 1991. La conquête de l’Algérie, c’est une guerre de partisans. Or, où qu’elles se déroulent, les guerres des partisans sont des guerres cruelles.
De plus, c’est, comme le répète Benjamin Stora, une guerre sainte, ce qui explique la barbarie arabe et la férocité des représailles. Guerre sainte, cela n’apparaît pas à notre auteur, qui préfère parler de guerre raciale. Conflit racial, dit M. Le Cour Grandmaison ; il s’appuie sur toute une série de témoignages d’époque où transpire un racisme incontestable : “L’Arabe, une bête féroce” ; c’est un “mauvais nègre”, dit un général de Lacretelle ! Soit, mais qui donc écrit, après la victoire de Bugeaud à l’Isly, en 1847, qu’il faut “forcer les beys de Tunis et de Tripoli, ainsi que l’empereur du Maroc, à s’engager sur le chemin de la civilisation” ? Et le même auteur ajoute : “Nous ne devons pas oublier que ces... Bédouins sont un peuple de voleurs dont les principaux moyens d’existence consistaient à faire des incursions chez les uns et les autres... prenant ce qu’ils trouvaient, massacrant tous ceux qui résistaient et vendant le reste des prisonniers comme esclaves.” Eh bien ! c’est un certain Friedrich Engels (ds. The Northern Star du 22 janvier 1848). Un peu plus tard, le même Engels soulignera que les Arabes “ont conservé des habitudes de cruauté” et conclut : “Sur le plan moral, ils se situent très bas.” Notons que, face aux Arabes, Engels fait l’éloge des Kabyles, qui sont “supérieurs au Arabes” . Marx, en 1882, décrira en termes peu amènes les noirs et les Maures.
Pour Marx, comme pour Engels, “les massacres coloniaux sont assez secondaires, car ils mettent en pièces des formes politiques figées et mortes”. Pour les deux fondateurs du marxisme, l’Arabe n’apparaît ni opprimé, ni persécuté. Dès lors, on comprend que Tocqueville, député dès 1840, soutienne à fond la conquête de l’Algérie et les méthodes employées par l’armée.
Mais, explication du racisme français aux dires de M. Le Cour Grandmaison, l’Arabe est paresseux. C’est ce que pense, à la fin du XIXe siècle, l’intelligentsia française. Témoin Guy de Maupassant : “Le sillon arabe n’est point ce beau sillon... du laboureur européen, mais une sorte de feston qui se promène capricieusement. Jamais ce nonchalant cultivateur ne s’abaisse pour arracher une plante parasite.” C’est ce que, quarante ans auparavant, écrivait Tocqueville : “Je suis, en général, ennemi des mesures violentes... aussi inefficaces qu’injustes. Mais, ici, il faut bien reconnaître qu’on ne peut arriver à tirer parti du sol qui environne Alger qu’à l’aide d’une série de mesures semblables.” Dès lors, il faut frapper “les tribus de la Mitidja qui se sont révoltées contre la France... puis s’en prendre aux “Maures” et aux “Arabes” des campagnes.”
De ce fait, la Mitidja deviendra “une sorte de modèle agricole, avec un système cohérent de drainage, en assainissant les marécages, en établissant autour de gros villages un système agricole intensif”. Le Grand Larousse Encyclopédique souligne à la fin de son article que la Mitidja a été profondément transformée [avec] la création de centres d’autogestion.
L’accusation de paresse et d’incompétence choque terriblement M. Le Cour Grandmaison. Mais, à la lecture des statistiques des Nations-Unies regroupées par A. Maddison dans ses tableaux de L’économie mondiale (OCDE, 2001 ), on peut se poser des questions en étudiant le PIB par habitant dans les régions peuplées d’Arabes, comparées à l’Etat d’Israël.
Le PIB par habitant des Etats arabes et d’Israël
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Algérie
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Tunisie
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Egypte
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Syrie
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Cis- jordanie
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Irak
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Israël
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1950
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1.365
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1.100
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720
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2.400
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950
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1.300
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2.800
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1955
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1.450
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1.170
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700
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3.040
|
1.100
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2.300
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3.700
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1960
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2.100
|
1.340
|
780
|
3.020
|
1.400
|
2.700
|
4.650
|
1965
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1.870
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1.650
|
960
|
3.500
|
1.650
|
3.300
|
6.280
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1970
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2.250
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1.980
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990
|
3.550
|
2.000
|
3.500
|
8.100
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1975
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2.500
|
2.570
|
1.100
|
5.570
|
2.400
|
4.300
|
10.150
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1980
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3.150
|
3.000
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1.600
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6.500
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2.900
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6.380
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11.000
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1985
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3.400
|
3.000
|
1.970
|
6.300
|
3.500
|
3.400
|
11.600
|
1990
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2.910
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3.400
|
2.000
|
5.600
|
4.200
|
2.500
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13.000
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1995
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2.600
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3.700
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1.940
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5.800
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5.200
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-
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14.700
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2000
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2.900
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4.200
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2.200
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5.900
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5.600
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-
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15.300
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On peut immédiatement constater les médiocres performances des Etats arabes, à l’exception de la Tunisie : en cinquante ans, l’indice de croissance de son PIB est de 380 (indice 100 en 1950), et de la Cisjordanie, où l’indice atteint 580, mais la croissance est largement liée à celle de l’Etat d’Israël (indice 548), alors que, pour l’Egypte, l’indice est de 305, qu’il est de 265 pour la Syrie et 212 pour l’Algérie. Paresse, fatalisme, inadaptation à l’économie moderne. A cet égard, le cas de l’Iran est significatif. De 1950 à 1975, le PIB par habitant croît de 1.720 dollars à 6.670 (indice 387), mais, en 2000, il est seulement à 4.270 (indice 248). Malgré sa richesse pétrolière, l’Iran, sous le poids de l’administration des ayatollahs, a vu son niveau de vie baisser d’un tiers. Cela ne ferait que confirmer les remarques de notre collègue Couplet (Religions et Développement, Economica, 1998), très sévère face au catholicisme et à l’islam, dont il considère que leurs conceptions économiques sont un frein à la croissance : il note que, de 1985 à 1995, “l’aire musulmane n’a connu qu’une croissance de 9 %, contre 15 à 25 % dans les autres aires religieuses, malgré sa rente pétrolière”.
Quoi que puisse penser notre lauréat, on comprend que C. Duvernois ait écrit en 1858, dans un livre consacré à l’Algérie : “Les Arabes détiennent encore la presque totalité du sol algérien et ils en tirent un mauvais parti.” Et il ajoute : “L’administration aurait dû substituer l’Européen à l’Arabe.” Il aurait été plus humain de promouvoir une agriculture modernisée à l’indigène ; Duvernois ne le propose pas et nul n’y songera, même après 1945 : la politique agronomique des juifs des kibboutz de Palestine, puis de l’Etat d’Israël, aurait pu inciter le gouvernement général à s’engager dans une grande politique de renouveau agricole : on ne le fera pas, mais M. Le Cour Grandmaison ne s’intéresse nullement à cet aspect des choses.
“Il est vrai que ces Arabes sont immoraux.” Cela nous vaut un long développement sur la sexualité des Arabes. Nombre de journalistes, de voyageurs, d’écrivains, de politiques décrivent méchamment les mœurs des Arabes. On souligne la dépravation masculine : on souligne que l’Arabe n’est pas voué au travail, mais au plaisir. Ces auteurs font d’abondantes remarques sur l’homosexualité des Arabes et la place de la pédophilie : on exagère peut-être, mais M. Le Cour Grandmaison semble oublier qu’à la suite de Gide nombre de jeunes intellectuels iront en Algérie visiter les petits Arabes ! Maupassant souligne cette immoralité dans Au soleil, puis dans Bel ami. Pour lui, l’Algérie c’est Gomorrhe, et cette amoralité empêche l’Arabe de progresser. Remarque de bourgeois colonialiste, peut-être !
Notre lauréat a l’honnêteté de citer le témoignage d’un certain A. Girault, qui décrit une nuit dans une auberge d’Alger, où la saleté et la promiscuité se confondent. Cette “sous-humanité ravalée au rang de déchet... souille une cité livrée à la prostitution, à l’alcoolisme, au fanatisme, à l’ignorance... C’est Sodome sur un tas de fumier.” Seulement, A. Girault est un anarchiste lié à Louise Michel, avec qui il a voyagé en Algérie ; il adhère au PCF et sera membre de la commission exécutive du Secours rouge. A cela, s’ajoute une débauche féminine liée à la polygamie, qui est à l’origine d’une forte homosexualité féminine. Tout cela est développé par un ancien maire de Philippeville, le Dr Ricoux. L’amoralité arabe entraîne, selon certains auteurs, une disparition de la population arabe et cela permettra d’accélérer la colonisation.
Ce mépris de l’indigène va plus loin qu’on ne croit, mais notre lauréat n’y prête pas attention. Il y a en Algérie, vers 1860, environ 25.000 indigènes de religion israëlite. Le judaïsme algérien, si l’on en croit L’Encyclopédie du judaïsme, compte d’éminents talmudistes et a déjà un embryon de bourgeoisie en voie d’assimilation. Or, en 1861, les trois grands rabbins d’Algérie sont des métropolitains et, sur les dix rabbins consistoriaux, quatre sont également métropolitains. Bien plus, le tiers des membres laïcs des consistoires viennent de France.
Sous la IIIe République, en 1881, la situation est encore plus défavorable. Dans le département d’Alger, les deux rabbins sont métropolitains, ainsi que les grands rabbins d’Oran et de Constantine et les présidents des consistoires départementaux. Bien plus, il y a dans chaque consistoire départemental un représentant du consistoire central. Notons, au passage, qu’au consistoire central, en 1860, ne siège aucun israëlite algérien et un seul sur dix en 1885. Est-ce du racisme ou n’est-ce pas lié à ce que la société algérienne juive manque alors d’élite formée à l’occidentale ? Or, - et c’est la raison du fameux décret Crémieux, sur lequel, malgré les problèmes qu’il pose, notre auteur ne s’appesantit pas, sauf pour parler du statut des juifs de Vichy ! - la communauté israëlite est-elle aussi en avance sur la communauté arabe qu’on veut bien le dire ? Cela reste à démontrer.
En Algérie, ce n’est pas de guerre de races - comme le croit M. Le Cour Grandmaison - qu’il s’agit, mais de conflit de cultures et de civilisations. D’un côté, une société qui est une des plus développées du monde occidental (selon Maddison, le PIB par habitant des Français, entre 1840 et 1890, est le troisième du monde, après celui des Britanniques et des Américains), et, de l’autre, une région encore très peu développée. A titre de comparaison, le PIB égyptien par habitant est de 500 dollars en 1913, celui de l’Inde varie entre 500 et 680 dollars. En 1950, le PIB par habitant de l’Inde est de 641, celui de l’Algérie est de 1.365 et celui de l’Egypte de 517. Il faut aussi se rappeler qu’en 1950 - toujours selon Maddison - les territoires sous administration française ont en Afrique presque tous un PIB par habitant de 1.000 dollars ou supérieur : font exception la future République centre-africaine, le Niger, le Mali, le Cameroun et le Togo. Le PIB de Taïwan est alors de 940... Conflit de civilisations, mais surtout conflit de cultures : d’un côté, la culture occidentale fondée sur le christianisme, de l’autre, la culture arabe fondée sur l’islam. Cet aspect religieux, qui explique bien des conflits (rappelons que, pour B. Stora, le conflit de 1840-1847 est une “guerre sainte”), est quasiment ignoré de l’auteur : il apparaît peu dans ses sources, étant donné la philosophie positiviste et scientiste qui fonde les modes de pensée de l’intelligentsia française et des colonisateurs (militaires et civils) du XIXe siècle, dont une large majorité est liée à la franc-maçonnerie. Cela explique le refus opposé à Mgr Lavigerie, fondateur des Pères blancs, qui veut évangéliser les populations algériennes, en particulier les Kabyles, que le monde catholique considère peu islamisés en profondeur. Faire des Kabyles (un tiers de la population algérienne), dont la société est bien structurée, des chrétiens apparaît comme très délicat aux organes dirigeants de l’Algérie.
Ce scientisme des administrateurs et des officiers explique aussi leur adhésion au darwinisme, qui contribue largement à favoriser une vision raciste de la société. N’oublions pas que sir Francis Galton, cousin et disciple de Darwin, a publié en 1883 un ouvrage intitulé Enquêtes sur les facultés humaines et leur développement. Il est le père de l’eugénisme ; très proche de lui, le co-inventeur du darwinisme, A.R. Wallace, développe une vision raciste du développement humain avec son ouvrage La société pure, traduit en français dès 1872. C’est le temps de la biopolitique, où un G. Le Bon publie Lois psychologiques de l’évolution des peuples et distingue quatre races, les primitives (Australiens et Fuégiens), les inférieures (les Nègres) les moyennes (Chinois et Arabes) et les supérieures (les Indo-Européens). Cette race arabe est une race inférieure et il n’y a pas de raison de gaspiller de l’argent à l’instruire. La lecture de L’Almanach national de 1886 est significative : il y a des écoles normales, mais, visiblement, on n’applique les récentes lois Ferry qu’aux Européens. On n’a pas rendu l’enseignement primaire obligatoire aux jeunes autochtones, ce qui aurait sans doute contribué à les désislamiser et on a maintenu des medersas à Alger, Oran et Constantine. Au surplus, l’enseignement à Alger, Oran et Constantine est donné dans les écoles normales par des israëlites.
L’Algérie a été conquise et cette “guerre coloniale” est l’occasion pour notre lauréat de souligner qu’il s’est agi essentiellement de massacrer, ruiner, terroriser. Le titre de ce paragraphe rappelle un ordre du jour du général Sherman, lors de la conquête de la Géorgie (1864-1865), durant la guerre de Sécession : il faut “viser à la destruction sur une grande échelle des routes, des habitations et des populations... De la sorte, on brisera la Géorgie.” Ici, il ne s’agit pas de guerre raciale, c’est WASP contre WASP. Selon Cl. Fohlen, sur les 500 km d’Atlanta à Savannah, il détruit tout dans un rayon de 80 km... C’est en s’attaquant au moral des populations du Sud que les armées fédérales ont dû de remporter une victoire aussi complète”.
Si Pélissier, Soult, Saint-Arnaud, Bugeaud font de belles carrières, c’est qu’on est au XIXe siècle... Seulement, on se rappellera que l’un des meilleurs chars américains de la Seconde guerre mondiale a été baptisé “Sherman”. Au reste, à Paris, Soult et Bugeaud ont donné leurs patronymes à de belles avenues... La guerre d’Algérie n’a rien d’exceptionnel, on retrouvera des élément analogues durant la conquête des Indes et tout au long de la guerre des Boers qui oppose Britanniques et Boers afrikander ; c’est à cette occasion que l’on installera les premiers camps de concentration, pour enfermer les paysans boers rebelles à l’offensive britannique.
De 1890 à 1881, c’est effectivement la plupart du temps les militaires qui gouvernent en Algérie, mais c’est au grand dam des colons, qui trouvent les militaires trop favorables aux Arabes, trop accommodants avec eux. On retrouvera cela après 1954 ; c’est l’armée qui met en place, dès 1955, dans l’Aurès, ces S.A.S. (sections administratives spécialisées) qui prennent en charge, dans une petite circonscription, les divers aspects de l’administration : créées d’abord dans l’Aurès, elles se généralisent et couvrent une bonne partie des régions des Hauts Plateaux, jusque-là plus ou moins délaissés ; elles comportent des écoles, un poste médical, un petit service agricole et transforment profondément, entre 1957 et 1959, le visage de l’Algérie du sud, avant les territoires sahariens. Une SAS est commandée par un officier qui dispose d’une milice locale et de harkis : le général Faivre souligne, dans ses travaux sur la politique algérienne entre 1954 et 1962, qu’il y eut sous les armes infiniment plus de harkis que de “fellaghas”. Rien n’empêchait l’administration civile d’agir ainsi. Il y avait eu les Bureaux arabes, créés dès 1833, et dont le rôle dans les premières années, remarquablement étudié par Jacques Fremeaux, fut bénéfique. Ils furent dissous en 1857, sous la pression des colons. Il est regrettable que les conséquences de cette décision ne soient guère analysées et que l’auteur se soit contenté de citer un texte hostile très tardif de Ferhat Abbas, en totale contradiction avec ses déclarations jusqu’en 1956. Les bureaux arabes seront remplacés par le service des affaires indigènes, qui disparaîtra en 1945, et plus rien de sérieux ne se substituera à eux pour aider à la mise en valeur des régions du Sud, au nord du Sahara.
Il semble que, chez certains dirigeants français, on ait voulu faire de l’Algérie une colonie de peuplement. C’est une idée sur laquelle notre lauréat s’étend longuement. Mais, si la population française croît encore assez rapidement jusqu’en 1850, ce n’est plus le cas à partir de cette date. De toute manière, la France n’a jamais été un pays d’émigration. En 1756, les colonies britanniques d’Amérique ont environ 2.150.000 habitants anglo-saxons, alors qu’il n’y a pas 75.000 Français en Nouvelle France. Si, sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire, arrivent en Algérie environ 150.000 colons, en 1911, on compte moins de 800.000 Européens pour 4.768.000 indigènes. En tout, il y a 5.069.000 habitants, les Européens étant alors 15,6 % de la population totale. Avec 5 millions d’habitants, l’Algérie, c’est 12,5 % de la population française. Pour ces 5 millions d’habitants, il y a trois divisions d’infanterie (pour 41 en métropole), plus 9 régiments de tirailleurs algériens et les régiments étrangers. En tout (sans compter les compagnies sahariennes), cela ne fait pas 70.000 hommes pour les 207.000 km² de l’Algérie des trois départements. C’est l’équivalent des forces britanniques aux Indes, en intégrant les troupes “indigènes” des Indes, quatre fois plus importantes que les forces européennes.
Le grand problème de l’Algérie, c’est son administration. Les Britanniques ont utilisé systématiquement le principe du self-government, usant le plus souvent possible du régime de protectorat ; aux Indes, les Etats tributaires représentent 40 % de la superficie de l’empire et 25 % de la population : la France a répugné à ce système, contraire aux fondements de l’Etat post-révolutionnaire, jacobin et centralisé. En Tunisie, le protectorat est, dans une large mesure, une fiction. La situation sera différente au Maroc, au moins du temps de Lyautey ; car, en 1938, le résident général Noguès soulignait qu’il y avait dans le royaume plus de facteurs français que de marocains ! Le Maroc, en 1938, a autant de fonctionnaires français que l’Indian Civil Service des Britanniques !
Dès lors, comme il faut gérer directement les populations indigènes, on les dote d’un code de l’indigénat. Il scandalise notre lauréat, qui le voit avec l’œil d’un homme du XXIe siècle. Il ne scandalise pas grand monde à la fin du XIXe ou dans la première moitié du XXe siècle. On retrouve des systèmes analogues pour la gestion des Territoires indiens aux Etats-Unis et dans de nombreux Etats sud-américains. Au reste, le code est très proche des textes qui régissent le statut des territoires occupés en vertu des conventions internationales.
Le code de l’indigénat se fonde sur la pratique administrative qu’a connue l’Algérie depuis 1840. Si la constitution de 1848 fait de l’Algérie une région intégrée dans le territoire de la République (art. 109) et le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 considère les indigènes comme des Français, reconnaissons que le sénatus-consulte ne sera pas appliqué avant 1958,date à laquelle le deuxième collège est supprimé.
Pourquoi cette situation ? Cela permet d’expliquer, ce que n’a point fait M. Le Cour Grandmaison, les raisons de la promulgation du code. Etre citoyen français, c’est accepter toutes les lois de la nation. C’est ce qu’avait fort bien compris la Convention nationale, qui, dès le 20 septembre 1792, oblige les israëlites français à franciser leurs noms et leurs prénoms.
C’est ce qu’a également compris Napoléon Ier, qui convoque un grand sanhédrin pour obliger les fidèles de la communauté israëlite à renoncer à un certain nombre de mesures que permettait le Talmud et qui étaient contraires aux lois françaises, en particulier sur le mariage, le divorce, de manière à “soumettre [les juifs] aux lois civiles... Ainsi, ils sortiront de cet état où la religion est la seule loi civile, ainsi que cela existe chez les musulmans”. De cela, sortiront les décrets sur l’organisation du culte israëlite de 1808.
Or, les musulmans refusaient de renoncer à leur statut. Cela explique que seuls les israëlites aient pu être naturalisés (décret Crémieux). On oublie que les musulmans pouvaient être également naturalisés, à condition de renoncer à leur statut. Ils furent peu nombreux à profiter de cette situation ; le problème se serait sans doute posé autrement si on avait imposé l’application des lois Ferry.
Le code de l’indigénat date de juin 1881. Quel est le chef du gouvernement réactionnaire, auteur de ce texte “monstrueux”, comme le dira le doyen Arthur Girault, spécialiste mondialement reconnu du droit colonial ? C’est tout simplement Jules Ferry ; le garde des Sceaux est Théodore Cazot, ancien membre du gouvernement de Défense nationale, auteur d’un projet de loi tendant à républicaniser la magistrature, à l’origine des décrets de 1880 contre les jésuites. C’est un républicain de gauche anticlérical. Le compère de Cazot est Ernest Constans ; c’est lui qui a préparé la loi sur le nouveau statut de l’Algérie, enlevant son autorité unique sur les trois départements d’outre-Méditerranée au ministre de l’Intérieur, pour rendre leur autonomie aux divers services. C’est lui qui, avec Cazot, fait voter la loi portant code de l’indigénat.
Jules Ferry avait senti en Algérie, face à ses projets de réforme de l’enseignement primaire, (même si la loi sur l’obligation est de 1882) une double opposition : celle des colons, très réticents de voir les petits musulmans aller à l’école et devenir plus à même de résister à la prégnance des milieux européens. Mais, surtout, ce qui fait fléchir Ferry, c’est l’hostilité des oulémas et des religieux de l’Islam. Le décret Crémieux avait entraîné, huit ans auparavant, une véritable révolte dans quelques régions d’Algérie, en particulier en Kabylie. Ferry, ne voulant pas avoir un problème de régence au moment où il engage ses réformes, n’insistera pas. Au reste, le code est largement défendu, car il ne faut pas que triomphent “les aspirations musulmanes et antimodernes”. Il est vrai qu’à bien des égards le code est rude, mais, comme le remarque le juriste L. Rinn, il assure la sécurité, face à des populations parfois turbulentes ; il est vrai que, de 1890 à 1945, il n’y aura guère de grands mouvements à caractère insurrectionnel en Algérie. Ce sont des mesures analogues que prendra le gouvernement algérien après 1991 contre le FIS.
Notons aussi que ce statut imposé à l’indigène algérien ne le conduit pas à rechercher la naturalisation. Notons encore qu’il n’est pas très différent de celui du fellah face à l’employé ou au fonctionnaire d’un Etat musulman.
Au reste, ce qui domine dans la France d’alors, c’est la formule chère à Augustin Bernard, professeur à la Sorbonne et membre de l’Institut : “Il faut se préoccuper des colons d’abord”, rejoignant Tocqueville, qui estimait, en bon observateur, qu’il y avait en Algérie deux sociétés séparées, et qu’il fallait donc légiférer de manière différente.
En définitive, selon M. Le Cour Grandmaison, la colonisation en général, celle de l’Algérie en particulier, se résume en une formule, exterminer et asservir. C’est une formulation un peu simpliste. Même si ce n’est pas à la mode aujourd’hui, disons-le clairement, le bilan de la colonisation est, en Algérie, globalement positif.
Certes, il y a eu conquête et la résistance est d’autant plus grande que les populations que l’on veut conquérir craignent pour l’avenir de leur statut religieux (“C’est une guerre sainte”, dit Benjamin Stora) et pour leur autonomie, car, sous le régime turc, à condition de payer le tribut demandé par la régence, ils étaient libres de s’organiser comme bon leur semblait. Et, depuis des millénaires, la guerre tue, ce que notre lauréat n’a pas compris.
Pendant une vingtaine d’années après la prise de la smalah, il y aura des actes d’insoumission, mais une seule vraie rébellion, celle qui fait suite à la promulgation du décret Crémieux : la population kabyle, qui s’estime aussi avancée que la population israëlite, se soulève à l’appel du bachagha Mokrani. Il réunit 150.000 hommes autour de lui, mais il est défait ; les Kabyles se voient confisquer 400.000 ha de terres et imposer une amende de 20 millions de francs-or. Il est significatif que le nom de Mokrani soit ignoré par notre lauréat ; en arrière-plan, se pose, en effet, une question : dans l’intérêt de la colonie, ne valait-il pas mieux soutenir et s’appuyer sur les Kabyles, plutôt que sur la communauté israëlite ? En tout cas, la répression brutale de la révolte laissera longtemps des traces en Kabylie.
Une autre erreur grave fut - au nom de l’individualisme égalitariste - le partage des terres collectives des douars : elle aboutit, non à la constitution de moyennes propriétés indigènes, mais au rachat par de grands propriétaires des meilleures terres musulmanes et limite fortement le développement de la petite propriété rurale européenne.
Mais, à partir de 1896 - date du rattachement définitif du gouvernement général au ministère de l’Intérieur -, l’Algérie connaît un essor certain : mise en place d’infrastructures de qualité (routes et voies ferrées), d’une industrie minière (Ouenza), d’une agriculture développée. En 1912, l’Algérie produit 1,5 million de tonnes de céréales (qui ne sont pas destinées à l’exportation, à peine 51 millions de francs-or, 4 % du commerce extérieur), 2,5 millions de tonnes en 1938 (davantage exportées), 1,5 millions en 1946, mais près de 3 millions en 1956. En moyenne, les années 1990-1999 donnent une production de 1,5 million de tonnes de céréales ; et les vignobles, qui, en 1938, fournissaient 17 millions d’hl, et 18 en 1956, n’en fournissent plus que 500.000 hl. La politique économique menée par la France jusqu’en 1940 est cependant d’une médiocrité rare, mais l’essor agricole et industriel après 1950 et certain : ce n’est pas la cause de la révolte de 1954, qui, jusqu’en 1960, ne gêne nullement la croissance de la production, qui sera accélérée par divers projets tendant à favoriser l’intégration des populations musulmanes d’Algérie. Le plan Violette visant à favoriser la naturalisation des élites algériennes (il s’agit d’environ 25.000 personnes) se heurte à une telle opposition des pieds-noirs que le Parlement issu du Front populaire refuse de l’examiner.
On aurait pu aussi étudier le rôle que la parti radical et la SFIO jouèrent dans la création d’un second collège électoral pour les musulmans d’Algérie et les raisons mises en avant par Guy Mollet et le comité directeur de la SFIO pour empêcher la nomination de Ferhat Abbas comme gouverneur général, en 1947.
Tout cela souligne combien les points de vue développés par M. Le Cour Grandmaison sont manichéens. Il met en avant les erreurs de la colonisation, mais ce juge d’instruction n’instruit qu’à charge. Il est manichéen et manque de perspicacité, car il juge sans nuance, en homme du XXIe siècle, la société du XIXe. Cela le conduit à faire de multiples anachronismes.
En définitive, coloniser, c’est exterminer, dit M. Le Cour Grandmaison. C’est totalement inexact. Les conquêtes ont été sanglantes ; elles ont, en Algérie, c’est vrai, aux Indes, en Indochine, entraîné des milliers de morts. Mais la conquête faite, la colonisation est infiniment moins maléfique que ne le dit notre auteur. Au cours du XIXe siècle, les estimations des Nations Unies chiffrent la population de l’Afrique entre 74 et 100 millions d’habitants, elle est aujourd’hui de 750 millions d’habitants. Curieuse extermination qui multiplie par dix la population d’un continent presque totalement colonisé de 1890 à 1950.
Il est vrai que les colonisateurs (français, britanniques et allemands, de 1900 à 1960) avaient mis en place une médecine de brousse qui sera, ou même est, critiquée avec virulence, le Dr Schweitzer passant, au mieux pour un démagogue, au pire pour un vulgaire colonisateur. Notons toutefois que son effigie, aujourd’hui, orne les timbres d’un certain nombre d’Etats africains, dont la Guinée. Les médecins de brousse surent lutter contre toute une série de maladies graves, ils ont disparu et l’Afrique indépendante laisse le sida faire des ravages. Non, la colonisation, ce n’est pas l’extermination, c’est la mise en valeur, plus ou moins réussie, je l’admets volontiers, des territoires colonisés ; honnêtement - même s’il y a en Namibie le massacre des Hereros, au moment de la conquête -, la plus brillante réussite est celle de l’Allemagne (Togo, Cameroun, Tanzanie, Namibie), la plus médiocre est celle de la France : entre 1890 et 1940, l’AOF construit moins de voies ferrées que le seul Nigéria.
La colonisation, ce n’est pas l’extermination ; par contre, on peut se demander si la décolonisation n’a pas entraîné, elle, une extermination.
Quel que soit le désir d’indépendance des peuples colonisés il fallait, en effet, rappeler que politiquement, économiquement et humanitairement, le bilan de la décolonisation est négatif.
Sur le plan humain, combien ces nouveaux pays ont-ils connu de coups d’Etat, de guerres civiles, de conflits inter-étatiques ? La partition entre l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh a entraîné plusieurs centaines de milliers de morts, environ douze fois plus que de victimes de la colonisation britannique entre 1763 et 1947. Au Sri Lanka, le conflit avec les Tamouls dure depuis près de vingt ans. Le Cambodge indépendant a perdu, du fait des Khmers rouges, près de la moitié de sa population. En Afrique, en dehors de l’Union sud-africaine, du Sénégal, du Maroc et de la Tunisie, les conflits ont été innombrables, les pertes humaines dépassent les cinq à six millions de personnes. Pensez au Rwanda.
Instabilité politique : en effet, à côté des multiples coups d’Etats, qui causent chaque fois des milliers de victimes, il y a eu les terribles guerres civiles au Zaïre, en Angola, au Mozambique, généralement soutenues de l’extérieur. A cela, s’ajoute le drame au Darfour, les conflits ethniques et les crises économiques, aggravées par des famines survenant de manière infiniment plus intense, ces dernières décennies. Sans doute, la sécheresse s’est aggravée, mais il ne faut pas oublier que, après quarante ans d’indépendance, les techniques agricoles n’ont pas évolué, dans la plupart de ces pays. Bien plus, au Zimbabwé, mais aussi dans quelques autres Etats sud-sahariens, en expropriant les domaines appartenant aux colons occidentaux, on a contribué à une chute dramatique de la production agricole, les fermiers autochtones s’avérant incapables de pratiquer une agriculture moderne aux rendements équivalents à ceux de leurs prédécesseurs. Dès lors, les famines et leurs victimes sont de plus en plus nombreuses.
L’instabilité politique entraîne des conséquences souvent dramatiques. Le pouvoir devient centre de corruption. Il y a d’abord la volonté personnelle d’enrichissement des divers responsables, depuis le chef d’Etat et les membres de son entourage, jusqu’à l’ensemble des dirigeants locaux des diverses ethnies qui soutiennent le gouvernement.
Cette situation est, dans une large mesure, il est vrai, la conséquence de la colonisation. Le congrès et le traité de Berlin de 1885 ont délimité les frontières à coup de règles et de crayon sur une carte où les “blancs” signifiaient les régions inconnues. Dès lors, la plupart de ces Etats ont des frontières totalement artificielles. Naturellement, on n’a pas tenu compte des territoires de telle ou telle ethnie.
Les éditions de la Découverte, quand elles faisaient convenablement leur travail, publiaient dans L’Etat du Monde de ces années 1980 les cartes de chaque pays du monde en faisant figurer les diverses ethnies constituant cet Etat. En quelques instants, celui qui a quelque idée des traditions africaines se rendait compte que coexistaient, au Zaïre, en Angola ou au Mozambique, cinq grandes ethnies : les guerres civiles qui ont ensanglanté ces régions avaient, à côté de causes idéologiques et politiques, de simples raisons ethniques. En Guinée, il y a quatre ethnies différentes, dont les Malinkés (que l’on retrouve à l’ouest du Mali, autour de Bamako), les Susus et les Peuls. Ceux-ci et les Malinkés, éleveurs, sont en perpétuelle bisbille avec les Susus, plutôt cultivateurs. Or, le pouvoir central est confisqué par les Susus, qui font sentir leur poids aux autres groupes. Il en est de même en Côte d’Ivoire, où les Baoulés au sud, chrétiens, sont aujourd’hui en conflit avec les peuples du nord, musulmans. On retrouve une situation analogue au Nigeria. Elle est pire dans l’ancien Zaïre.
Du temps où le pouvoir était celui du colonisateur, il dirigeait seul, et vraisemblablement autoritairement, mais en ayant pour seul but l’amélioration des conditions d’existence de ses administrés. Quand il y avait une école ou un centre médical, c’était gratuit et l’on n’avait pas besoin de graisser la patte de l’instituteur ou du médecin.
Au plan économique, la dégradation de la situation est analogue. En 1950, le PIB par habitant était analogue (autour de 1.000 dollars) à Madagascar, en Côte d’Ivoire, en Thaïlande, à Taïwan, en Corée du Sud. En 2004, selon l’ONU, les PIB par habitant sont, respectivement, de 800 dollars à Madagascar, de 1.400 dollars en Côte d’Ivoire, de 7.450 en Thaïlande, de 20.000 à Taïwan et de 18.000 en Corée du sud ! Les Philippines, colonie des Etats-Unis en 1939, étaient le plus riche Etat du sud-est asiatique, avec 640 dollars ; ce n’est plus le cas.
Au reste, il suffit de comparer la situation en Haïti et dans les Antilles françaises. Des gouvernements, sûrement autoritaires, ont permis au XIXe et au cours du XXe siècle, un certain décollage de la Guadeloupe et de la Martinique. Leur PIB par habitant a presque triplé de 1950 à 2000, passant de 1.900 à 6.000 dollars ; celui de Haïti a plongé de 1.000 à 800 dollars. En 1790, ce qui va devenir Haïti est la plus riche des Caraïbes et Maddison estime le PIB de cette région entre 750 et 800 dollars. En d’autres termes, Haïti a aujourd’hui un PIB proche de ce qu’elle connaissait au début du XIXe siècle. C’est un élément que l’on semble totalement négliger quand on parle de Haïti. Le cas de l’Algérie depuis 1962 est presque analogue.
En définitive, sacrifiant aux nécessités de l’historiquement et du politiquement correct, M. Le Cour Grandmaison nous offre un livre manichéen et empli d’anachronismes, qui peut conduire nombre de lecteurs à penser que la France, durant la période qu’il analyse, a été une marâtre abominable. La politique algérienne de la France, au XIXe siècle et au XXe siècle, a buté sur une fausse vision de la société, développée sous l’influence d’une certaine intelligentsia largement positiviste, de Tocqueville à Maupassant, en passant par Flaubert et Zola, par des hommes politiques de gauche, généralement francs-maçons. En effet, notre auteur semble oublier que, de 1879 à 1919, de 1924 à 1940, sauf entre 1928 et 1932, le pouvoir est à gauche. Ce sont les hommes politiques de cette tendance qui ont soutenu cette politique coloniale que l’auteur qualifie - à tort - d’exterminatrice, et d’asservissement, fondée sur une vision raciste des sociétés de leur temps.
A tous ces titres, M. Olivier Le Cour Grandmaison mérite incontestablement le prix Lyssenko.
François-Georges Dreyfus
professeur émérite d’histoire contemporaine
à la Sorbonne (Paris IV)
Source : Fondation Polemia